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« Pour une Suisse romande où il fait bon respirer »


« ...il n'existe pas de cigarette "sûre". »



« ...nous sommes d'accord avec le très large consensus scientifique et médical établissant que le tabagisme provoque le cancer, des maladies du coeur, de l'emphysème, et d'autres maladies graves chez les fumeurs. »



« ...fumer des cigarettes provoque la dépendance. »



« ...il est un fait que des agences gouvernementales sont arrivées à la conclusion que la fumée passive provoque des maladies. »

Concession majeure de Philip Morris, ou simple manoeuvre?

Philip Morris a créé la surprise en soumettant le 22 février dernier ses commentaires à la Commission présidentielle américaine chargée d'étudier la façon d'aider les communautés qui dépendent de la production du tabac tout en protégeant la santé publique (sic pour la longueur du titre - notre traduction). Pour la première fois de son histoire, Philip Morris admet sans réserve devant une autorité américaine que le tabagisme cause le cancer et d'autres maladies graves et surtout provoque la dépendance. Cette confession tardive n'est cependant pas innocente, et il se pourrait bien que les non-fumeurs soient laissés pour compte dans ce revirement de la multinationale.

Voici un extrait clé des commentaires de Philip Morris sur le rapport préliminaire de la commission (traduction par OxyGenève) :

« Philip Morris USA a un message clair et cohérent au sujet du rôle du tabagisme dans le développement de maladies chez les fumeurs et de la relation entre tabac et dépendance. Nous croyons qu'il n'existe pas de cigarette "sûre" et nous sommes d'accord avec le très large consensus scientifique et médical établissant que le tabagisme provoque le cancer, des maladies du coeur, de l'emphysème, et d'autres maladies graves chez les fumeurs. De plus, nous sommes d'accord avec la communauté médicale et scientifique de dire que fumer des cigarettes provoque la dépendance.

D'autre part, il est un fait que des agences gouvernementales sont arrivées à la conclusion que la fumée passive provoque des maladies - y compris le cancer des poumons et des maladies cardiaques - chez les non-fumeurs, et que beaucoup de personnes sont préoccupées par les effets du tabagisme passif sur leur santé. Par ailleurs, considérant les effets aggravants de la fumée ambiante sur certains problèmes de santé tels que l'asthme et les infections des voies respiratoires, nous croyons qu'il faut prendre un soin particulier à éviter que les enfants soient exposés. Les fumeurs qui ont des enfants - et plus spécialement ceux qui ont de jeunes enfants - doivent essayer de réduire au minimum de les exposer à la fumée ambiante. »

Moins de sept années après que son PDG ait juré sous serment devant une commission du Congrès américain qu'il n'y avait pas de preuve établissant un lien de cause à effet entre le tabagisme et le cancer du poumon et que le tabac ne provoquait pas de dépendance, cette nouvelle prise de position du ténor des cigarettiers apparaît comme un virage à 180°. C'est un événement marquant dans l'histoire de cette entreprise. Il lui a fallu plus de soixante ans (la première étude clinique révélant la relation entre le cancer et le tabac datant de 1939) pour se rendre à l'évidence et finalement accepter de rejoindre l'avis unanime de la communauté scientifique et médicale. Les preuves du lien de causalité entre tabac et cancer sont aujourd'hui si écrasantes qu'il n'était plus tenable pour Philip Morris de continuer de nier ce lien sans perdre toute crédibilité.

On ne peut qu'approuver ce changement d'attitude, mais faisons attention de ne pas nous réjouir trop top. Le géant de l'industrie du tabac n'a pas basculé pour autant dans le camp de ceux qu'il appelle les « extrémistes anti-tabac ». A en juger par la façon de procéder de cette industrie au cours des 50 dernières années, on peut fortement douter de la sincérité et de la spontanéité de ses revirements publics. Ceux-ci ont toujours, ne l'oublions pas, comme toute autre entreprise de l'économie de marché, un but essentiel : le maintien de sa profitabilité. On ne peut pas vraiment le lui reprocher, sauf que pour ce type d'industrie, le maintien de sa profitabilité passe inéluctablement par la propagation du tabagisme. En effet, les cigarettiers sont contraints de remplacer chaque année les clients qu'ils perdent : ceux que leurs produits ont tués (près d'un fumeur sur deux), ceux qui meurent d'autres causes, et enfin le petit pourcentage de ceux qui arrêtent de fumer. Pour remplacer ces consommateurs perdus en aval (classes d'âge plus élevées), la solution est de recruter en amont (chez les jeunes - qu'il faut prendre avant la concurrence, c'est-à-dire le plus jeune possible) ou d'ouvrir de nouveaux marchés.

Pour bien interpréter la déclaration de Philip Morris, il faut donc la placer dans le contexte d'une stratégie visant à préserver sa position et ses profits. Quelle est cette stratégie? Si on connaît tant soit peu la dialectique habituelle des cigarettiers dans leurs déclarations publiques, on peut trouver des éléments révélateurs en filigrane dans le texte des deux paragraphes cités plus haut.

Première remarque significative. Le texte commence par Philip Morris USA. La mention USA indique que volontairement Philip Morris restreint la portée de son message à un niveau strictement national. Sa prise de position n'engage pas ses filiales étrangères qui peuvent avoir des avis divergents sur ces questions et continuer d'entretenir artificiellement la controverse sur la relation entre tabac et santé, comme elles l'ont systématiquement fait au cours des dernières décennies. Naturellement, cette controverse profite aux cigarettiers en créant le doute et l'hésitation dans l'esprit des politiciens et des législateurs, ce qui ralentit ou bloque le processus décisionnel (le cas de la Suisse est à cet égard très probant).

De toute évidence, Philip Morris a élaboré cette stratégie principalement à des fins domestiques et en liaison directe avec l'arrivée au pouvoir de George W. Bush, dont on sait ou on présume qu'il est plus favorable à l'industrie du tabac que ne l'était son prédécesseur. Il s'agit pour l'industrie du tabac de saisir l'opportunité offerte par ce changement politique. Son premier but consiste à rétablir des relations privilégiées avec l'administration fédérale américaine. Pour cela, il fallait un geste important qui démontre publiquement la bonne foi et la bonne volonté de Philip Morris USA et donne l'image d'une compagnie qui a changé et est capable de faire amende honorable. Il est clair qu'en réponse à cette expression de bonne volonté, le cigarettier espère beaucoup en retour de la nouvelle administration.

Deuxièmement, nous observons que les deux paragraphes du texte cité ci-dessus diffèrent sensiblement l'un de l'autre : le premier parle en termes non ambigus du tabagisme actif, des maladies qu'il entraîne et de la dépendance qu'il provoque, et se rallie sans condition à l'avis de la communauté médicale et scientifique sur ces questions. Le second paragraphe traite du tabagisme passif du bout des lèvres, en termes vagues, citant les conclusions de certaines agences gouvernementales et indiquant que ce tabagisme préoccupe beaucoup de personnes. La nuance subtile entre le dit et le non dit est parfaitement illustrée par « il est un fait que des agences gouvernementales sont arrivées à la conclusion que la fumée passive provoque des maladies » qui ne veut pas dire du tout, ne pas s'y méprendre, que « c'est un fait que la fumée passive cause des maladies ». Finalement, la seule mesure de protection envisagée est de réduire au minimum l'exposition les enfants au tabagisme passif (noter le choix des termes réduire au minimum alors qu'il eut été si simple de dire éviter).

Le contraste entre ces deux paragraphes n'est pas le fruit du hasard. En fait, ils forment un tout indissociable. La lumière qu'ils projettent l'un sur l'autre nous permet de discerner la pensée des stratèges de la multinationale. Pour cela, observons que le deuxième paragraphe peut se lire en négatif du premier : alors que le premier nous annonce un message clair et cohérent, le message du deuxième reste intentionnellement vague et confus ; alors que dans le premier, Philip Morris signale par deux fois son accord avec la communauté scientifique, aucun accord n'est indiqué dans le deuxième ; alors que le premier parle d'un très vaste consensus de la communauté médicale et scientifique, le deuxième parle d'agences gouvernementales et de beaucoup de personnes simplement préoccupées par le problème - un « beaucoup » qui par effet de constraste sonne comme « une petite minorité ».

Tout cela devient limpide dans le contexte d'une stratégie dont on peut aisément deviner les grandes lignes. Nous tentons de la résumer en quatre points :

  1. Séduire l'administration Bush en lui offrant comme cadeau de bienvenue des aveux sur les risques associés au tabagisme actif, dans le but de reconstruire un climat de confiance et de rétablir des relations amicales avec cette administration, avec à la clé de nombreuses retombées espérées : l'arrêt de la procédure en cours contre les cigarettiers ; une position américaine plus favorable à l'industrie du tabac dans les négociations sur la Convention Cadre de l'OMS pour la Lutte anti-tabac, voire son éventuel torpillage ; un soutien américain plus marqué de l'industrie du tabac dans le contexte de l'OMC et des négociations commerciales bilatérales ou multilatérales lui permettant d'étendre ses marchés, etc.

  2. Faire des concessions sur les questions touchant à la santé, mais exclusivement dans le domaine du tabagisme actif. Ces concessions sont facilitées par l'arrivée au pouvoir d'une administration qui place la liberté de choix et la responsabilité individuelle au sommet de son échelle des valeurs, ce qui réduit considérablement le risque qu'elles se traduisent par une réglementation de la vente des produits du tabac et affecte leur commercialisation. Ces concessions permettent à l'industrie d'aborder la négociation sur le rôle du FDA dans de bonnes conditions, avec une crédibilité accrue. Ces concessions ont finalement l'immense avantage de protéger Philip Morris contre des plaintes à venir par un transfert de responsabilité vers le consommateur.

  3. S'assurer que ces concessions soient aussi limitées que possible, en les restreignant au territoire national, et en continuer de cultiver la controverse à l'échelle internationale.

  4. Nier ou relativiser les effets nocifs du tabagisme passif, par une approche savamment dosée, consistant à admettre comme des faits les résultats de certaines études qu'il n'est plus possible de contester tout en réduisant leur portée, à avancer que le tabagisme passif est incommodant plus qu'une véritable menace sur la santé, et qu'il affecte seulement une minorité de personnes, essentiellement les enfants. En indiquant qu'il faut protéger les enfants - surtout les très jeunes - de la fumée passive, Philip Morris réalise une excellente opération de manipulation de l'opinion publique à moindre frais. D'une part, elle se procure une bonne conscience et donne d'elle l'image d'une entreprise « responsable » et « citoyenne ». D'autre part, elle s'absout de toute faute en rendant les parents coupables d'exposer leur progéniture à la fumée ambiante - sans cependant aller jusqu'à leur demander de s'abstenir de fumer en présence de leurs enfants, simplement de fumer moins - attention, il y a une limite à ne jamais franchir - celle au-delà de laquelle l'industrie perd des clients. Finalement, en particularisant la nécessité de protéger les enfants, Philip Morris tente en fait de banaliser la protection des autres catégories de personnes, adultes et personnes âgées, femmes enceintes, etc.

Si son opération de séduction et sa stratégie réussissent, Philip Morris sera libérée d'une partie de ses soucis actuels. Elle pourra reconquérir une partie du terrain perdu au cours de ces dernières années dans le domaine des relations publiques. Elle pourra ensuite consolider sa position et partir à la conquête de nouveaux débouchés pour ses produits. Cela signifierait malheureusement plusieurs centaines de milliers de morts de plus chaque année à l'échelle globale.

On peut aussi s'attendre à une contre-attaque de de l'industrie du tabac dans le domaine du tabagisme passif. Les cigarettiers vont vraisemblablement faire quelques « efforts » et quelques « concessions » pour protéger les enfants, et surtout les jeunes enfants. Mais ils continueont de nier ou de minimiser les effets du tabagisme passif sur les adultes. Ils tenteront par tous les moyens de s'opposer ou de retarder la mise de place d'une véritable politique de lieux publics sans fumée, en mobilisant tous leurs alliés des milieux politiques et économiques (qui sont hélas très nombreux en Suisse, allant jusqu'aux niveaux les plus élevés de la hiérarchie politique, comme l'a démontré la récente affaire Peter Hess).

Il faut nous préparer à une telle contre-attaque, et tout mettre en oeuvre pour la faire échouer. Les risques pour la santé de la fumée ambiante ont été établis au delà de tout doute raisonnable par la communauté scientifique et médicale. Nous ne sommes plus disposés à attendre soixante autres années avant que l'industrie du tabac ne se rallie finalement à l'avis unanime des experts et reconnaisse clairement et franchement ces risques. L'industrie du tabac doit sans tarder adopter un message clair et cohérent au sujet du rôle du tabagisme passif dans le développement de maladies chez les non-fumeurs, qu'ils soient enfants ou adultes. C'est la moindre des choses que l'on peut exiger d'une industrie qui se veut « responsable ».


(Dossier 01-005 - 2001-03-04)



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