Le conseiller d'État vaudois Philippe Leuba propage la désinformation de Philip Morris

Il n’y a rien de surprenant que Philip Morris continue de promouvoir ses produits traditionnels de façon agressive : elle doit le faire pour tenir l’engagement qu’elle a pris envers ses actionnaires.

 


 

Monsieur Philippe Leuba
Chef du Département de l'économie,
de l'innovation et du sport
Rue Caroline 11
1014 Lausanne

 

Genève, le 31 juillet 2019

 

Concerne : Votre intervention lors de l’émission Forum de la RTS Premières du 26 juillet 2019

 

Monsieur le Conseiller d’État,

Lettre au conseiller d'État vaudois Philippe Leuba
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Vous avez participé le vendredi 26 juillet dernier au débat de l’émission Forum de la RTS Première, qui traitait du projet controversé de parrainage par la compagnie de tabac Philip Morris du pavillon suisse prévu pour l’exposition universelle en 2020 à Dubaï (auquel Présence Suisse a finalement renoncé). Lors de votre intervention, vous avez défendu avec force la position de la multinationale Philip Morris, dont le siège opérationnel mondial se trouve à Lausanne. Auditeur attentif de vos propos lors de ce débat, j’ai constaté que votre argumentation reposait malheureusement sur des informations erronées. Il nous semble important qu’une personnalité politique comme vous, chargée d’importantes responsabilités publiques, puisse fonder ses réflexions sur des informations factuelles. C’est la raison pour laquelle je me permets de vous écrire, respectueusement, au nom de mon association, OxySuisse[1].

Lorsque le journaliste vous a demandé si vous compreniez «  le malaise suscité par ce partenariat », vous avez donné la réponse suivante :

Je le comprendrai si l’on attaquait un cigarettier qui voulait, au travers de ce partenariat, promouvoir les cigarettes dites traditionnelles, dont la nocivité est incontestable. Maintenant je constate que l’on n’attaque pas le cigarettier en tant que tel, mais un partenariat qui vise à promouvoir un produit dit de substitution dont la nocivité est moindre que le tabac traditionnel – je crois que c’est difficile de le contester. Autrement dit, c’est … un changement de stratégie auquel Philip Morris est en train de procéder … Je constate que l’on veut des faits, et pas des slogans, et pas des promesses. Premier fait : Philip Morris ne fait plus de campagne de promotion de ses articles de tabac traditionnels et ne consacre sa promotion qu’aux produits de substitution, moins nocifs. C’est donc bien la démonstration qu’il y a une prise de conscience, tardive, trop tardive, je suis le premier à le dire, mais réelle, et c’est quand même regrettable que ce soit cette prise de conscience et cette modification de stratégie qui sont aujourd’hui attaquées.

Nous ne pouvons que vous féliciter pour votre désir de fonder votre prise de position sur des faits. Malheureusement, force est de constater que vos propos reposent crucialement sur deux «  faits » qui, hélas, ne correspondent pas à la réalité.

Premier «  fait » :

« Philip Morris ne fait plus de campagne de promotion de ses articles de tabac traditionnels et ne consacre sa promotion qu’aux produits de substitution, moins nocifs. »

En réalité :

Réponse de la conseillère d'État Rebecca Ruiz
(cliquer l'image pour télécharger le fichier PDF)

Malgré ses déclarations tous azimuts prétendant qu’elle se détourne de la cigarette, la société Philip Morris continue d’en faire une promotion très agressive, notamment dans des pays tels que l’Indonésie et en Afrique[2]. En mai dernier, un tribunal français a condamné Philip Morris pour sa tentative de réintroduire indirectement la marque de cigarettes Marlboro dans les sports mécaniques lors du Grand Prix moto de France au Mans, en violation de la loi française[3]. En Suisse, Philip Morris continue ses campagnes de promotion de cette même marque Marlboro auprès des jeunes, ainsi qu’en témoigne un courrier électronique daté du 3 juillet dernier envoyé à des centaines de milliers de destinataires (Annexe 1), qui se réfère à la « promotion Marlboro My Icons » à laquelle ont participé 10'223 personnes !

Il n’y a rien de surprenant que Philip Morris continue de promouvoir ses produits traditionnels de façon agressive : elle doit le faire pour tenir l’engagement qu’elle a pris envers ses actionnaires. Dans sa présentation annuelle aux actionnaires, le 20 février dernier, le PDG de la société, André Calantzopoulos, a insisté sur « la force de notre portefeuille de tabac combustible » (« the strength of our combustible tobacco portfolio » - Annexe 2, page 2) - et a réaffirmé l’engagement de Philip Morris de rester le leader dans la catégorie des cigarettes (« committed to maintaining leadership in cigarette category » - Annexe 2, page 3), catégorie qui représente 95% du « marché de la nicotine » (Annexe 2, page 5). Il est impossible pour un cigarettier de maintenir une telle position de leader sans avoir la meilleure part des jeunes qui s’initient au tabagisme, car ceux-ci constituent la clef de voûte du marché (ce sont les « replacement smokers », les fumeurs dont l’industrie a besoin pour remplacer ceux qui meurent ou qui arrêtent). Pour cela, seules des campagnes de promotion ciblant les jeunes et plus agressives que celles de la concurrence, permettent à une compagnie de tabac de préserver sa part du marché de la cigarette. C’est ce que Philip Morris doit faire pour tenir sa promesse envers ses actionnaires, et le fait en Suisse même, comme le prouve l’exemple produit dans l’Annexe 1.

Deuxième «  fait » :

« …un produit dit de substitution dont la nocivité est moindre que le tabac traditionnel – je crois que c’est difficile de le contester. »

En réalité :

Vous faites naturellement référence à la cigarette chauffée IQOS, le produit du tabac présenté par Philip Morris comme substitution à la cigarette «  traditionnelle ».

Dans sa fiche d’information sur les tabacs chauffés, l’OMS déclare que «  pour l’instant, rien ne montre qu’ils soient moins nocifs que les produits de tabac classiques. »[4]

La European Respiratory Society (ERS), l’une des plus grandes associations médicales du monde dédiées à la santé respiratoire (dont le siège est aussi à Lausanne), a publié un exposé de position sur les produits du tabac chauffés, dont l’IQOS est le principal représentant[5]. Elle observe que les recherches indépendantes mettent en évidence un risque substantiellement plus élevé que ceux annoncés par les compagnies de tabac et conclut que l’IQOS, un produit hautement addictif et cancérogène, ne peut pas être recommandé comme produit de substitution à la cigarette.

La huitième Conférence des Parties à la Convention-cadre pour la lutte antitabac (COP8), qui s’est tenue à Genève en octobre 2018, a émis la recommandation aux 180 pays ayant ratifié le traité de l’OMS d’ « empêcher le recours à des allégations sanitaires au sujet des produits du tabac nouveaux et émergents »[6]. Il n’est pas exclu d’ailleurs que l’IQOS soit en fait plus nocif que la cigarette traditionnelle. Dans son exposé de position, l’ERS cite une étude qui a détecté 22 substances toxiques ou potentiellement toxiques qui sont plus de 200% plus élevées dans les émanations de l’IQOS que dans celles d’une cigarette, et 7 autres substances similaires qui sont même plus de 1000% plus élevées dans l’IQOS[7].

Pour évaluer la nocivité globale des produits chauffés, la COP8 propose d’examiner «  leur pouvoir addictif, la façon dont ils sont perçus et utilisés, leur attractivité, leur rôle potentiel dans le fait de se mettre à fumer ou de cesser de fumer, leur commercialisation, y compris les stratégies de promotion et leurs conséquences, les allégations de moindre nocivité, la variabilité des produits, les expériences en matière de réglementation et le suivi des Parties, l’impact sur les efforts de lutte antitabac et les lacunes dans la recherche. » Philip Morris voudrait restreindre l’évaluation de l’IQOS à quelques substances soigneusement sélectionnées dont les émissions seraient réduites en comparaison de la cigarette conventionnelle. La multinationale avait déjà utilisé une approche similaire lorsqu’elle a introduit la cigarette dite «  light », en focalisant toute l’attention sur la réduction des taux de goudron et de nicotine qu’elle émettait, tout en oubliant d’intégrer dans l’évaluation du risque tous les autres facteurs pertinents, et notamment le changement de comportement du fumeur. On ne s’est rendu compte des conséquences de cette omission que de nombreuses années plus tard, lorsque l’on a constaté que les fumeurs de cigarettes «  light » les fumaient différemment, ce qui les rendait en réalité plus dangereuses, en augmentant en particulier le risque d’adénocarcinome du poumon[8]. Rien ne garantit que la même mésaventure ne se produise pas avec l’IQOS.

En conclusion :

L’entreprise Philip Morris, égale à elle-même, reprend ses vieilles tactiques (bien décrites par l’historien californien Robert Proctor dans son livre Golden Holocaust[9]) lorsqu’elle prétend qu’elle a changé radicalement de stratégie, changement qui s’accompagnerait d’une nouvelle «  prise de conscience ». Cette tactique de la «  prise de conscience » est cependant loin d’être nouvelle et réapparaît périodiquement. En 1954 déjà, Philip Morris joignait sa voix à celles des grandes compagnies de tabac américaines pour publier dans tous les grands journaux des USA une «  déclaration franche aux fumeurs de cigarettes » (« Frank Statement to Cigarette Smokers ») dans laquelle elle affirmait : « Nous acceptons un intérêt pour la santé des personnes comme une responsabilité fondamentale, primordiale pour toute autre considération dans nos activités. » On connaît la suite : cette déclaration a inauguré une période de tricherie, de fraude, de corruption de la science et des chercheurs sans équivalent dans l’histoire, et qui se perpétue jusqu’à nos jours.[10]

Le projet de parrainage du pavillon suisse à Expo 2020 par Philip Morris visait certes à promouvoir le nouveau produit de Philip Morris, dont l’intérêt sanitaire est plus que contestable, comme nous venons de le voir. Mais c’était aussi, et avant tout, une opération de relations publiques destinée à redorer la réputation internationale de la compagnie en utilisant l’image positive de notre pays et en tirant parti de la légitimité qu’un partenariat avec Présence suisse et le DFAE lui aurait conférée. Cependant, l’image de cette compagnie de tabac est tellement mauvaise à l’étranger (comme en Suisse d’ailleurs, ainsi que les réactions dans la presse viennent de le montrer) que si cette opération avait quand même eu lieu, elle n’aurait eu pour seul résultat, non d’améliorer l’image de Philip Morris, mais simplement de ternir celle de la Suisse dans le monde.

Avec ma considération distinguée,

Pascal Diethelm
Président, OxySuisse

Copies : V. El Fehri (Directrice AT-Suisse), L. Fehlmann-Rielle (conseillère nationale), R. Ruiz (conseillère d’État, VD), D. Sprumont (UniNE), D. Wehrli (conseiller national), K. Zürcher (UniSanté, VD), membres du comité d’OxySuisse

Notes

[1] Pour plus d’information sur notre association, voir notre site à l’adresse https://www.oxysuisse.ch/apropos

[2] Philip Morris Declares the "Year of Unsmoke," But Launches New Cigarette in Indonesia and Sells Over 700 Billion Cigarettes a Year Worldwide. Statement of Campaign for Tobacco-Free Kids, American Cancer Society Cancer Action Network, American Heart Association and American Lung Association. 18 avril 2019. https://www.tobaccofreekids.org/press-releases/2019_04_18_pmi

[3] Tribunal de grande instance du Mans, Chambre 9 civile. Ordonnance du 15 mai 2019. Dossier N° RG 19/00153 - N° Portalis DB2N-W-B7D-GRKY. Affaire : Association Comité national contre le tabagisme c/ S.A. Philip Morris Products, S.P.A. Ducati Motor Holding, S.A. Group Canal + (Ordonnance en PDF)

[4] https://www.who.int/tobacco/publications/prod_regulation/heated-tobacco-products/fr/

[5] ERS Position Paper on Heated Tobacco Products. A statement prepared by the ERS Tobacco Control Committee and approved by the ERS Advocacy Council, Science Council and Executive Committee. https://www.ersnet.org/the-society/news/ers-position-paper-on-heated-tobacco-products

[6] Décision. FCTC/COP8(22) Produits du tabac nouveaux et émergents. Conférence des Parties à la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Huitième session Genève, Suisse, 1-6 octobre 2018. https://www.who.int/fctc/cop/sessions/cop8/FCTC_COP8(22)_FR.pdf

[7] St.Helen G, Jacob III P, Nardone N, et al IQOS: examination of Philip Morris International’s claim of reduced exposure Tobacco Control 2018;27:s30-s36. https://tobaccocontrol.bmj.com/content/27/Suppl_1/s30

[8] Song M-A, Benowitz NL, Berman M et al. Cigarette Filter Ventilation and its Relationship to Increasing Rates of Lung Adenocarcinoma, Journal of the National Cancer Institute, Volume 109, Issue 12, 1 December 2017 https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6059254/

[9] Robert Proctor. Golden Holocaust: Origin of the Cigarette Catastrophe and the Case for Abolition. University of California Press, 2012

[10] Voir par exemple le jugement du procès United States vs. Philip Morris. https://www.publichealthlawcenter.org/topics/commercial-tobacco-control/tobacco-control-litigation/united-states-v-philip-morris-doj

 


2019.09.06/pad